lundi16 septembre 2019 L’académie de Strasbourg propose, en 1ère, une problématisation porteuse du parcours « Imagination et pensée » associé à l’étude desIntroduction - XVIIème / classicisme - La Fontaine a donné à la fable, genre jusque là mineur, ses lettres de noblesse véritable genre littéraire, proche des grands genres –théâtre, épopée, poésie… - Cette fable appartient au 1er recueil didactique destiné aux enfants, fables simples, peu développées par rapport au 2ème recueil…. - Fable qui précède Les deux Taureaux et une Grenouille ». Ressemblances deux personnages identiques face à un personnage tout seul ; une morale appliquée à la politique française. Fable qui suit L’Oiseau blessé d’une flèche » la Belette se prétend oiseau v. 13. Une fable peu connue. Le XVIIème siècle est marqué par les écrivains de Cour, tels que Molière, Racine, Corneille et La Fontaine. Auteurs de comédies, de tragédies ou tout simplement de fables, ils exerçaient par leurs écrits une forte influence sous la monarchie absolue de Louis XIV. Molière dresse une piquante satire des petits nobles » dans son Bourgeois Gentilhomme, tandis que La Fontaine plaît à la Cour avec ses deux recueils de Fables, qui tantôt trahissent les intrigues de cour, tantôt offrent au lecteur une vision plus générale de la vie et lui proposent des conseils qui dépassent les mœurs de la Cour proprement dite. Dans La Chauve-souris et les deux Belettes », La Fontaine donne une leçon de sagesse » à celui qui vit dans un milieu plein de dangers et de pièges. Marqué par la prédominance du genre théâtral, il fait de cette fable une petite pièce de théâtre humoristique qui propose une morale très conforme aux principes du classicisme. I- Une esthétique théâtrale très XVIIème siècle » A. Une petite pièce classique, très symétrique Par bien des aspects, La Chauve-souris et les deux Belettes » s’apparente à une petite pièce de théâtre, composée de deux scènes symétriques. - La structure même de la fable, sa composition repose sur deux anecdotes d’égale longueur –environ quinze vers- très similaires dans leur déroulement. Dans les deux scènes », la Chauve-souris atterrit chez une belette et, par sa ruse, arrive à se sauver Par cette adroite répartie, Elle sauva deux fois sa vie ». - Les dialogues, qui occupent la plus grande partie de la fable, concourent à l’impression de symétrie presque parfaite entre les deux scènes –on pourrait dire sketchs » de nos jours. En effet, ils sont très similaires ainsi, la Chauve-souris s’exclame dans la scène 1 » Je suis oiseau voyez mes ailes. Vive la gent qui fend les airs… » v. 13-15 Et, dans la scène 2 Je suis souris vivent les rats ! Jupiter confonde les chats… » v. 26-28 La Fontaine, par ces échos entre les deux dialogues en parallèle, répond au goût classique de la symétrie et de l’équilibre. B. Le souci de la vivacité et de la variété Mais, pour ne pas ennuyer le lecteur par une répétition qui pourrait être lassante, il recourt à de nombreux moyens. - L’abondance de verbes d’action rend le récit trépidant, évite à l’action de stagner et en accélère le rythme ; il s’agit, pour la plupart, de verbes de mouvement, employés au passé simple qui traduit une action rapide et soudaine la Belette accourut », la Chauve-souris donna tête baissée »… La Fontaine utilise aussi, pour camper deux situations semblables, une présentation différente qui introduit de la variété. Ainsi, les circonstances de l’accident dans les deux scènes » ne sont pas rapportées de la même façon Une Chauve-souris donna tête baissée Dans un nid de Belette… » Plus loin, Deux jours après, notre étourdie Aveuglément va se fourrer Chez une autre Belette… » Le ton du fabuliste se fait moins objectif il laisse percer, en même temps qu’un léger reproche, sa sympathie pour sa créature –à travers l’adjectif possessif notre », qui en même temps implique le lecteur- ; le personnage n’est plus désigné froidement par sa race animale, mais par son trait de caractère dominant … - Les similitudes sont aussi compensées par des variantes dans la structure des répliques. Ainsi, la Chauve-souris, bien qu’elle exprime dans chaque scène des sentiments similaires, varie ses expressions et son style Je suis oiseau voyez mes ailes. Vive la gent qui fend les airs » devient, face à deuxième belette Qui fait l’oiseau ? C’est le plumage. Je suis souris vivent les rats ! » Variété dans le rythme des vers, dans la structure syntaxique, Moi, souris ! Des méchants vous ont dit ces nouvelles » v. 11 Moi, pour telle passer ? Vous n’y regardez pas… » v. 21 - Enfin, comme au théâtre, par souci de contracter le temps, La Fontaine varie la façon de rapporter les paroles dans la première anecdote, la Belette s’adresse directement à la Chauve-souris Quoi ! vous osez, … à mes yeux vous produire… » ; dans la deuxième, les réactions de la Belette sont exprimées indirectement et son discours ramassé la dame du logis, … S’en allait la croquer en qualité d’oiseau ». - Variété aussi dans les personnages mentionnés belettes, chats oiseaux… et même l’auteur de cet univers » l’on ne s’attendait guère de voir aussi Jupiter » v. 28 en cette affaire… C. Les ingrédients » d’une pièce de théâtre… - Décors, costumes » et didascalies… La Fontaine mentionne les décors et les costumes » nécessaires à la mise en place –sinon à la mise en scène- de l’anecdote dès le deuxième vers, il précise que l’action se déroule dans un nid de belette », ce qui sollicite l’imagination du lecteur de façon très concrète. L’indication de jeux de scène donne à la fable son allure théâtrale de comédie ainsi la Chauve-souris donna tête baissée » dans un nid de belette ; plus loin, elle déclare Je suis oiseau, voyez mes ailes », propos qui suggèrent ses gestes qui participent au pouvoir de persuasion de son discours. Ces mots jouent le rôle de didascalies internes qui seraient précieuses pour un acteur désireux de mettre en scène » la fable. Cependant, l’absence presque totale d’accessoires rend la pièce » plus sobre, et par là plus conforme à l’esthétique classique, laisse libre cours à l’imagination et en même temps met l’accent sur l’action et la psychologie des personnages. - Des allures de tragédie conflit et suspense - Comme toute pièce de théâtre, l’action repose sur un affrontement –ici double- c’est un conflit immémorial qui oppose deux engeances, deux races », dont l’une aurait tâché de … nuire » à l’autre ; l’une des Belettes est envers les souris de longtemps courroucée », l’autre est aux oiseaux ennemie ». - On pourrait se croire dans l’univers de la tragédie, dans lequel le personnage principal est par deux fois en danger de sa vie ». Le lecteur est pris par un suspense dans lequel se joue le sort de la pauvrette », qui pourrait bien devenir victime. Il se demande si la Chauve-souris, prise une deuxième fois, réussira à se sauver. » Le fabuliste lui laisse même entrevoir la mort tragique de la Chauve-souris la Belette s’en allait la croquer en qualité d’oiseau » ou accourait pour la dévorer ». La réponse à ces interrogations n’est donnée que plus tard, après un long discours argumentatif dans lequel la brièveté de l’octosyllabe –par opposition à l’alexandrin majestueux- traduit le désarroi de la Chauve-souris. - Le vocabulaire lui-même est celui, soutenu, de la tragédie - il est question de courroux », d’ outrage », de sauver sa vie »- et les périphrases contribuent à ce ton la Chauve-souris parle de l’auteur de cet univers » et de la gent qui fend les airs » pour désigner le créateur d’une part, les oiseaux d’autre part. Se parodiant lui-même, La Fontaine mentionne la dame du logis, avec son long museau », qui préfigure la dame au nez pointu » du Chat, la Belette et le Petit Lapin ». II- La bonne humeur d’une comédie A. Le comique de répétition Et pourtant… malgré ces ingrédients » propres à la tragédie, la fable reste une comédie et la bonne humeur, l’humour et la fantaisie de La Fontaine l’emportent. Il s’agit tout d’abord d’un comique de situation. Le fait que la Chauve-souris se laisse attraper » par deux fois par le même animal amuse le lecteur. Plus loin, lorsqu’elle est si prompte à renier ses origines, elle fait sourire Moi, souris ! », Moi, pour telle passer ? ». La structure de l’histoire repose sur la répétition, dont on sait qu’elle est source de comique. La symétrie des répliques de la Chauve-souris, presque identiques d’une fois sur l’autre Vive la gent qui fend les airs ! », Vivent les rats », mais pour soutenir deux thèses diamétralement opposées l’une à l’autre, n’en devient que plus comique. B. La parodie de tragédie - Les expressions qu’elle utilise sont plaisantes dans la bouche d’une Chauve-souris comme une parodie de tragédie ; le décalage entre la nature de l’animal et son parler ampoulé, parfois très soutenu, amuse le lecteur Jupiter confonde les rats ! » aurait, n’étaient les rats », les accents d’une imprécation tragique ! - Mais La Fontaine passe sans scrupules du langage soutenu au langage familier Quoi ! vous oser, dit-elle, à mes yeux vous produire… » s’oppose au verbe familier se fourrer » v. 19. Le verbe croquer » contraste avec l’expression soutenue on lui faisait outrage ». A Jupiter » en début de vers font écho… les chats » ! C. Des personnages amusants et schématiques - Comme dans la comédie, les personnages sont amusants parce que schématiques. L. F. n’esquisse qu’un seul croquis physique, celui d’une des belettes, tournée en caricature La dame du logis avec son long museau ». - Ces personnages, mi-animaux, mi-hommes, sont en fait plus représentés par des traits psychologiques grossis qui les caractérisent. 1 Les deux Belettes ne pensent qu’à croquer » ou dévorer » leur proie, elles n’obéissent qu’à leurs instincts premiers, sans réflexion. Elles sont toutes deux opposées à la Chauve-souris et par leur similitude font penser aux deux pères des Fourberies de Scapin. Elles sont l’image des puissants sans scrupules. 2 La Chauve-souris , elle, est étourdie », mais elle est aussi très bonne comédienne, douée pour le théâtre, belle parleuse ». Ses qualités d’avocate qui plaide sa propre cause, sa malice révèlent son intelligence et son à -propos. Le lecteur comprend alors qu’elle représente le courtisan habile et trompeur. III- La philosophie » de La Fontaine Castigat ridendo mores », disait Aristote de la comédie. La fable semble jouer le même rôle. Dans cette petite comédie », le lecteur peut discerner d’une part une critique, d’autre part des conseils de vie et une philosophie de la vie propres à La Fontaine. A. Les cibles de la critique, une vision pessimiste de la société les puissants et les dangers de la vie La fable a d’abord une portée politique et sociale. - Les allusions aux conflits du XVIème siècle que comporte la morale explicite, clairement séparée du récit, - L’écharpe », pendant les guerres de Religion, servait de signes de reconnaissance aux différents partis en conflit et la Ligue », dirigée par les ducs de Guise et de Mayenne, s’opposant violemment à Henri III qu’elle chassa de Paris en 1588- ne sont que des masques pour viser le XVIIème siècle dans lequel vivaient –dangereusement- les courtisans, parmi lesquels La Fontaine même. La Fontaine choisit des exemples moins brûlants que ceux de la Fronde, mais personne, en le lisant, ne s’y trompait. - Les deux Belettes, sans foi ni loi, prêtes à croquer » les faibles comme la pauvrette », sont nombreuses à la Cour et font régner la loi du plus fort. La Cour est présentée comme le lieu de tous les dangers » que les étourdis » comme La Fontaine lui-même ont du mal à éviter. B. Conseils de vie pour un sage » Dans cette société, il faut survivre ou plutôt sauver sa vie ». Les puissants obligent ainsi les plus faibles à mentir. Et le sage » ici n’incarne pas dans cette fable la vertu, mais la prudence du faible pris entre les partis. Par des termes affectifs la pauvrette », l’adjectif possessif notre étourdie » ou à connotation positive le sage », le lecteur comprend que La Fontaine approuve les procédés de la Chauve-souris, cette hypocrisie volontaire qui consiste à user du pouvoir de la parole et des adroites reparties » et à savoir changer d’attitude selon les circonstances. Nul héroïsme ou incitation à la vertu à tout prix ; mieux vaut l’habileté et la prudence. Et l’on comprend que, derrière le personnage du XVIème siècle auquel le fabuliste donne la parole directement pour clore avec vivacité sa fable, se profile La Fontaine lui-même. Au fond, le fabuliste critique la société qui empêche le sage » d’exprimer sa propre opinion et le contraint à se conduire hypocritement. C. Une philosophie » classique ? Plus généralement, la fable, dans la philosophie » de la vie qu’elle suggère comme dans son esthétique, obéit au principe classique juste milieu, de la prudence et de la modération -qui s’appuie sur une analyse somme toute assez pessimiste de la nature humaine-. Sous des aspects plus riants et plus plaisants, la vision du monde de La Fontaine ressemble à celle d’un La Rochefoucauld dans ses Maximes. Conclusion La Chauve-souris et les deux Belettes » fait partie de ces fables qui dessinent une conduite de vie qui permit à La Fontaine de vivre dans son milieu et dans son temps elle allie la vivacité et l’alacrité qui plaisaient tant aux courtisans et les divertissaient et la profondeur de la pensée d’un sage ; elle répond au goût de son époque pour la représentation théâtrale du monde et en même temps débouche sur une morale » que les comédies de Molière véhiculaient aussi. Il n’est pas étonnant que des hommes de scène, et même encore tout récemment comme Robert Wilson à la Comédie Française en 2005, aient puisé dans des fables comme celle-ci la matière à un spectacle qui divertit encore enfants et adultes. Précisions complémentaires Le contexte historique C’est une nouvelle fois Esope qui procurera l’argument permettant à La Fontaine d’écrire cette fable. Mais celui-ci en fera une peinture des mœurs politique hésitantes de l’époque. Nous sommes en effet tout proches de la Fronde dirigée contre Mazarin 1648-1653. Pourtant, La Fontaine ne parlera pas de la Fronde mais de la Ligue 1576-1594. Explication sur les termes du texte Tête baissée ? Bien sûr, puisque les chauve-souris dorment la tête en bas ! Sans fiction Sans mensonge. Ma profession Le terme La gent L’espèce. Aux oiseaus ennemie Ennemie des oiseaux. Qui fait l'oiseau? Qu’est-ce qui fait l’oiseau ? Je suis souris, Vivent les rats! Confusion fréquente chez La Fontaine qui ne distingue pas les souris des rats. Jupiter confonde les chats! Puisse Jupiter confondre les chats ! Changeants Toujours cet accord du participe présent qui, s’il nous déconcerte maintenant, était normal à l’époque. Changer d’écharpe correspond à notre tourner la veste », c'est-à -dire changer d’avis ou de camp. A l’époque, on se servait d’écharpes, portées en bandoulière. Leur couleur indiquait le camp auquel on appartenait les partisans de la Ligue portaient une écharpe verte, ceux du roi une écharpe blanche. On dit , faire la figue à quelqu’un, pour se moquer de lui » Furetière. Il s’agit d’une expression populaire d’origine italienne qui s’accompagnait d’un geste douteux représentant le sexe féminin. Ladifficulté ici réside dans la connaissances de la localisation des thèmes ; toutefois , sous une diversité de surface, on constate assez rapidement que les fables offrent une vision du monde assez homogène de leur auteur ; Il sera possible de le démontrer en se basant sur les thèmes récurrents comme la satire de l'orgueil , l'incitation à la prudence , à la mesure et à Au XVIIème siècle, La Fontaine a su donner à la fable, genre antique dont Esope est le père », ses lettres de noblesse en France, et dans l’imaginaire collectif il est celui qui se ser[vait] d’animaux pour instruire les hommes ». Les fables du second recueil sont cependant différentes des précédentes ; le fabuliste cherche à se renouveler et varie les sources d’inspiration, puisant chez l’indien Pilpay ou dans l’actualité ses sujets ; le bestiaire est moins utilisé ; la tonalité aussi a changé, La Fontaine se montrant souvent plus pessimiste et satirique que moralisateur. Ce recueil n’est d’ailleurs pas dédié à un enfant, comme l’était le premier. La fable 10 du livre VII, Le curé et le mort », est représentative de ce changement. S’inspirant d’une anecdote réelle, relatée par Madame de Sévigné à sa fille dans son abondante correspondance, le fabuliste raconte l’histoire d’un curé qui trouve la mort en accompagnant un mort au cimetière, alors qu’il se laissait aller à la rêverie. Cette fable fait pendant à celle de La laitière et le Pot au lait », qui raconte une aventure construite sur le même schéma. La thématique de l’imagination prend donc une importance décisive. Comment le fabuliste traite-t-il le fait divers dans l’apologue, et quelle est son ambition morale ? Nous étudierons tout d’abord l’art de la narration dans cette fable, puis la visée satirique de La Fontaine dans sa description du curé songeur. Nous analyserons enfin la réflexion sur la condition humaine que propose ce texte. I. L’art de la narration La Fontaine a transformé le fait divers en un apologue plaisant, vif, varié, qui joue des oppositions entre les personnages, et qui mêle des tonalités inattendues, compte tenu du sujet et des personnages choisis. a La brièveté et la variété La Fontaine a écrit, avec Le curé et le Mort », un petit récit alerte. Il relate une anecdote, sans digression, en utilisant pour l’essentiel des octosyllabes, qui confèrent à la fable un rythme vif. L’originalité de la fable tient ici au long développement de la situation initiale, qui met en valeur la seule péripétie, qui fait office à la fois d’élément perturbateur, d’élément de résolution, et de situation finale l’accident dans lequel le curé trouve la mort. La valeur dramatique de cette chute est mise en relief par la parataxe Un heurt survient, adieu le char » v30, le présentatif Voilà » v31 et l’utilisation du passé composé Messire Jean Chouart […] a la tête cassée » v31. Le récit est d’autant plus plaisant à lire que le fabuliste joue sur l’alternance et la variété, pour lui donner du rythme. Il alterne les rimes plates v5-6, croisées v1-4, embrassées 29-32 ; le récit est parfois coupé par du discours direct v15-18, 21-23 ou les interventions du narrateur hélas ! » v7 ; à l’intérieur même du récit, La Fontaine fait alterner les temps, avec de l’imparfait v1-6, 10-14, 18-20, 24-28, du présent de narration v30-35, d’énonciation dans les paroles rapportées, ou de vérité générale v7, 37. La Fontaine a donc cherché à garder le caractère brutal de l’anecdote, tout en la rendant plaisante. bLes personnages Il développe cependant suffisamment son récit pour le lecteur jouisse des parallélismes qu’il a créés entre ses personnages. Ceux-ci sont dès le titre mis en relation, avec la conjonction et » qui laisse s’interroger sur le sens souvent les personnages qui donnent le titre de la fable s’opposent, comme le Corbeau et le Renard, ou le Lièvre et la Tortue. Ici, il ne s’agit pas d’animaux, et le lecteur voit mal de prime abord ce que l’auteur suggère. Le fabuliste utilise donc dès les quatre premiers vers de forte oppositions afin d’amener le lecteur à saisir l’enjeu de la fable et le caractère du curé les vers 1 et 3 sont construits de façon identique déterminant indéfini, nom, verbe s’en allait », adverbe ; seuls les noms et les adverbes changent, et puisque les adverbes sont antithétiques tristement » / gaiement », les noms doivent être compris comme antithétiques eux aussi. La suite du texte est plus subtile, et ce sont les connotations qui s’opposent au mort la bière » qui lui sert d’habit et qu’il n’ôtera plus, au curé les rêveries sur les cotillons » à offrir, et sans doute à ôter… Par ailleurs, le lecteur du recueil , qui vient de lire La laitière et le Pot au lait », remarque la similitude entre les deux fables, et conclut que le curé » est l’équivalent de la laitière », ce qui implique que le mort » est l’équivalent du pot au lait » la réification implicite du titre, développée par le participe passé empaqueté » v6 montre que le mort n’est plus qu’une chose, alors que le curé, bien vivant, a des aspirations, des envies, d’ agréable[s] pensée[s] » v29. c La tonalité Ces oppositions permettent à La Fontaine de créer dans cette fable une tonalité particulière, mêlée de grivoiserie, avec les mentions des cotillons », de la nièce », de la chambrière » v26-28 et d’humour noir, avec le curé libidineux qui chemine au côté du mort en direction du cimetière, et la chute qui mêle leurs deux destins. Le texte est par ailleurs ironique les reprises nominales font d’ un mort » Monsieur le mort » dans la bouche du curé, et cette appellation ironique puisque faussement respectueuse est parodiée par l’auteur qui qualifie le curé de Messire Jean Chouart ». De plus, afin de montrer la cupidité du curé qui compte ce que pourra lui rapporter cet enterrement, le mort est par deux fois appelé son mort », comme si le curé s’était déjà approprié les revenus dus à celui-ci. L’auteur fait un jeu de mots au vers 37, car le curé comptait » sur son mort, au sens d’ espérait », mais aussi au sens concret de faisait les comptes ». A partir d’une anecdote réellement arrivée, La Fontaine construit une fable plaisante, tant par le rythme du récit que par les caractéristiques données aux protagonistes ou par la tonalité toute particulière de la fable. A travers le personnage du curé, La Fontaine se livre à une satire féroce du clergé, car ce curé apparaît comme un bon vivant. II. La satire du clergé a La dépravation des mœurs Le curé mis en scène par La Fontaine apparaît comme un être dépravé. Avec l’argent de l’enterrement, il rêve d’acheter une feuillette », c’est-à -dire un tonneau, du meilleur vin des environs » ; La Fontaine s’inscrit dans la tradition anti-cléricale qui voit dans les hommes d’Eglise des ivrognes invétérés. Son autre projet est d’acheter des cotillons », des jupons, à sa nièce et à sa femme de chambre ; La Fontaine fait du curé de sa fable un homme lascif. Le thème de la sensualité est tout d’abord évoqué dans les vers consacrés au mort, qui ne connaîtra plus les jouissances de la chair son cercueil est désigné par trois fois comme une robe », dont les morts ne peuvent se dévêtir v7-8. Il est repris dans l’ agréable pensée » v29 du curé qui veut acheter des dessous pour certaine nièce » et une chambrière nommée Pâquette », dont le nom évoque une femme légère. Le curé apparaît donc comme un individu lubrique, qui profite de son ascendant social et moral sur sa femme de chambre, et a même des pensées incestueuses avec sa nièce. La Fontaine charge le portrait, en appelant, par deux fois, le curé Messire Jean Chouart » v18,31 Messire » est le titre donné aux gens d’Eglise ; Jean Chouart » est une référence à Rabelais, qui désigne ainsi, dans Pantagruel ou le Quart Livre, le sexe masculin. Le personnage est donc réduit à son organe, ce qui montre son côté jouisseur ; l’association du titre qui rappelle son statut d’homme d’Eglise, son côté spirituel, et du pénis qui renvoie au côté sensuel de l’homme est férocement satirique. Le curé est montré comme un être dépravé qui est prêt à céder au péché de luxure. b La cupidité Le curé est par ailleurs montré comme un être cupide, intéressé seulement par l’argent que peut lui rapporter le mort. Par une pensée charitable pour notre défunt » ne vient au pasteur ». Il ne songe qu’à ce qu’il va gagner il ne s’agit que du salaire » v17, j’aurai de vous tant en argent, et tant en cire, et tant en autres menus coûts » v21-23. La répétition de tant » dévoile les calculs auxquels se livre le prêtre, qui comptabilise sa rétribution, l’argent payé par les fidèles pour les cierges et les détails du service funèbre. Son mort » devient donc pour le curé un trésor », qu’il couve » des yeux, ce qui traduit bien sa cupidité. Le jeu de mots final le curé Chouart, qui sur son mort comptait » rappelle une dernière fois au lecteur le caractère intéressé du prêtre. Au rebours de toutes les valeurs chrétiennes, le mort devient donc pour l’Eglise une valeur marchande. Il n’est plus qu’une chose, dont on oublie l’âme, bien et dûment empaqueté » que l’on emmène au cimetière au plus vite » pour toucher son salaire ». L’insistance de La Fontaine sur la bière » v7, le plomb » v33 montre la réification de la personne pour le clergé, qui ne se préoccupe pas de spiritualité mais se révèle mercantile. Les pensées du prêtre mettent en valeur la relation conçue sur l’échange et le profit on vous en donnera [des prières] de toutes les façons » et j’aurai de vous tant […] ». c L’hypocrisie En mettant au jour les péchés des gens d’Eglise, qui cèdent facilement à l’avarice et à la luxure, La Fontaine fait surtout ressortir leur hypocrisie. C’est sous prétexte de spiritualité et de salut de l’âme que sont dites les prières et effectuées les cérémonies religieuses. Or, dans ce texte, le fabuliste met en opposition les paroles effectivement prononcées et les pensées réelles du prêtre. Il récitait, à l’ordinaire, / Maintes dévotes oraisons, / Et des psaumes, et des leçons, / Et des versets, et des répons » trois vers sont consacrés à l’énumération des différentes prières chantées ou lues par le curé, avec la répétition et l’anaphore de la conjonction et » qui marque l’accumulation. Derrière cette démonstration de religiosité et de foi, se dissimulent des pensées non avouables On vous en donnera de toutes les façons ; / Il ne s’agit que du salaire ». L’ingéniosité de La Fontaine consiste à inverser dans la fable les procédés attendus les prières prononcées sont rapportées de façon indirecte, tandis que les pensées du curé sont rapportées au style direct. Celles-ci prennent donc plus de relief, et paraissent plus vraies que les litanies de prières débitées effectivement. De plus, le curé semble se moquer du mort s’adressant mentalement à lui, il le nargue, en l’appelant Monsieur le Mort » et en énumérant les profits réalisés grâce à lui. L’anecdote permet donc à La Fontaine de livrer une virulente satire des hommes d’Eglise, montrés comme des êtres dépravés, cupides et hypocrites. Mais la fable n’est pas seulement ironique elle invite à réfléchir sur l’humaine condition. III. Une réflexion sur la condition humaine Dans les trois derniers vers, séparés du texte par un espace, et qui apparaissent comme la moralité de la fable, La Fontaine estime que le curé Chouart », c’est-à -dire l’aventure du curé Chouart, est proprement toute notre vie ». Le lecteur est donc amené à voir dans cet apologue une image de sa propre destinée. a La finitude En choisissant comme personnages un mort et un curé qui meurt, La Fontaine montre le destin humain sous le signe de la finitude. Il attire notre attention sur notre devenir commun, en insistant sur le cercueil, et en faisant part de son chagrin personnel une robe, hélas ! qu’on nomme bière ». Il tente cependant une dédramatisation en présentant le mort avec des caractéristiques de vivant la terre est son dernier gîte », il est vêtu d’une robe », et se révèle, à son insu, acteur de la fin du curé le Paroissien en plomb entraîne son pasteur ». Mais si l’auteur, dans ses interventions, refuse d’évoquer le mort de façon morbide, le personnage du curé, on l’a vu, le renvoie à sa finitude en le considérant comme une chose, dont il peut tirer profit. La brutalité de la chute rappelle d’ailleurs au lecteur que nul n’est à l’abri La Fontaine utilise le paradoxe de l’anecdote pour rendre compte des aléas de la fortune, qui peuvent être tragiques. Les deux personnages mis en opposition tout le long de la fable, l’un mort et n’ayant plus droit à rien, l’autre bien vivant et plein d’espérance, se retrouvent unis dans le même destin tous deux s’en vont de compagnie ». Le chiasme développé dans les vers 33-34 suggère le retournement de situation complet et rapide qui s’opère. Le curé en mourant devient lui aussi chose sans volonté et sans pouvoir, soumis à la fatalité le mort l’ entraîne », lui suit ». La reprise du verbe s’en aller » s’en vont », v35, présent dans le premier vers, et conjugué cette fois-ci au pluriel clôt le récit sur une idée de fin totale. b Le pouvoir de l’imagination Ce n’est pas seulement sur ce thème que La Fontaine veut faire réfléchir le lecteur ; la même anecdote racontée par Madame de Sévigné dans sa lettre du 26 février 1672 tenait en trois phrases M. de Boufflers a tué un homme après sa mort. Il était dans sa bière et en carrosse on le menait à une lieue de Boufflers pour l’enterrer ; son curé était avec le corps. On verse ; la bière coupe le cou au pauvre curé. » Ce qui l’a frappée est le paradoxe de cette mort inattendue. La Fontaine, s’il ne néglige pas cet aspect, a développé son récit en y intégrant les pensées intimes du curé, et en modifiant ainsi la portée de l’anecdote. Celle-ci a donc pour thématique l’imagination. La morale est d’ailleurs explicite, ce qu’il faut retenir de cet apologue est que le curé comptait » sur le Mort » comme Perrette comptait sur le Pot au lait ». L’auteur invite donc le lecteur à comparer les deux fables afin d’en dégager le sens moral. La Laitière et le Pot au lait » raconte la rêverie d’une laitière sur le profit qu’elle imagine pouvoir tirer de son lait, et se voit déjà acheter des poulets, puis un cochon, une vache et un veau ; mais dans l’exaltation de ses pensées, elle fait tomber son pot adieu veau, vache, cochon, couvée ». La Fontaine réutilise l’expression, mais de façon moins développée dans Le Curé et le Mort » adieu le char ». La fable invite donc à prendre en considération le pouvoir de l’imagination qui dirige nos vies. c Une vision pessimiste de la vie Le lecteur constate toutefois une différence de taille entre les deux fables. Certes, le thème et la progression du récit sont les mêmes, mais la fable de La Laitière » s’inscrit dans une thématique de vie, avec l’évocation des animaux et de leur prolifération ; la fable du Curé » est empreinte de mort. Surtout, la rêverie de la Laitière suscite de la part du lecteur une certaine identification, comme de la part de l’auteur Quel esprit ne bat la campagne ? […] Quand je suis seul, je fais au plus brave un défi […] Quelque accident fait-il que je rentre en moi-même, / Je suis gros Jean comme devant ». La morale de la fable Le Curé et le Mort » n’est pas lyrique, et si le fabuliste invite à se reconnaître dans le destin du curé avec l’utilisation de la première personne du pluriel notre vie », v36, la tonalité est différente. L’imagination chez l’homme est telle qu’elle permet des suppositions et des rêveries même à propos des morts, rien ne l’arrête elle transforme même l’homme en être cynique et amoral, pour qui tout support est bon, tant qu’il permet l’espoir et l’essor de l’imagination. Conclusion Avec Le Curé et le Mort », La Fontaine a écrit un récit plaisant, au rythme alerte, aux effets variés, d’une tonalité originale, mêlant l’humour et l’ironie. L’opposition des personnages permet de mettre en valeur les défauts du curé lascif, cupide et hypocrite, à travers lequel La Fontaine fait une satire virulente des gens du clergé, qui se préoccupent de notions plus matérielles que spirituelles. Cette fable est aussi l’occasion pour le fabuliste de développer la réflexion amorcée avec La Laitière et le Pot au lait » sur le pouvoir de l’imagination qui nous éloigne du réel ; dans Le Curé et le Mort », elle apparaît comme aussi nécessaire que l’espérance, mais liée à l’égoïsme fondamental de l’être humain.
FABLES J. de La Fontaine Fiche de lecture Jean de La Fontaine 1621-1695 a quarante-six ans quand, en mars 1668, Barbin, éditeur prestigieux de Boileau et de Racine, fait paraître les six premiers livres des Fables choisies et mises en vers par M. de La Fontaine. Elles sont précédées d'une Épître à Monseigneur le Dauphin, le fils de Louis XIV, alors âgé de sept ans ; d'une Préface qui proclame que […] […] Lire la suite LA FONTAINE JEAN DE 1621-1695 Écrit par Tiphaine ROLLAND • 3 158 mots • 3 médias La Fontaine est à la fois l’auteur le plus unanimement célébré de la littérature française et l’un des plus difficiles à saisir. Un peu comme Perrault avec ses Contes du temps passé, il s’est identifié avec le genre ancien qu’il a rénové ses Fables résonnent partout, dans les écoles primaires qui les inscrivent dans les mémoires juvéniles, comme à l’univer […] […] Lire la suite CONTES DE FÉES, Madame d'Aulnoy Fiche de lecture Écrit par Christian BIET • 1 222 mots La comtesse d'Aulnoy Marie Catherine Le Jumel de Barneville, baronne d'Aulnoy, 1650-1705 est surtout connue, au xvii e siècle, pour le scandale énorme dont elle a été l'objet. Elle fut en effet convaincue, en 1669, d'avoir dénoncé à tort son mari, le baron d'Aulnoy, pour avoir tenu des propos outrageants contre le roi. Cette calomnie, qu'elle et sa mère avaient diffusée pour se débarrasser d'un […] […] Lire la suite L'ASTRÉE, Honoré d'Urfé Fiche de lecture Écrit par Christian BIET • 1 511 mots On a, de nos jours, trop tendance à négliger les grands romans des xvi e et xvii e siècles. On se fie à Cervantès pour repousser les romans de chevalerie, on croit sur parole les Scarron, Sorel et autres Furetière, qui parodient les auteurs d' Amadis , de L'Astrée et du Grand Cyrus , en ignorant trop souvent que tous ces gros ouvrages ont fait l'objet d'un véritable culte. Le succès de L'Astré […] […] Lire la suite L'AUTRE MONDE OU LES ÉTATS ET EMPIRES DE LA LUNE, ET LES ÉTATS ET EMPIRES DU SOLEIL, Savinien Cyrano de Bergerac Fiche de lecture Écrit par Christian BIET • 1 131 mots L'Autre Monde ou les États et Empires de la Lune , de Savinien Cyrano de Bergerac 1619-1655, rédigé vers 1650, a d'abord circulé sous forme manuscrite, avant de paraître après la mort de l'auteur, en 1657, mais modifié au regard des manuscrits retrouvés, qui datent de 1653 environ. Le Bret, ami de l'auteur et éditeur de l'écrit libertin, ne souhaitait pas affronter la censure. Cette première pu […] […] Lire la suite LES AVENTURES DE TÉLÉMAQUE, F. de Fénelon Fiche de lecture Écrit par Christian BIET • 1 080 mots François de Salignac de la Mothe Fénelon 1651-1715 compose en même temps, de juillet 1694 à mars 1695, Les Aventures de Télémaque et les études préparatoires à L'Explication des maximes des saints , durant les conférences d'Issy pourparlers avec Bossuet, évêque de Meaux, à propos de la question du quiétisme, ce courant mystique qui sera condamné en 1699 par l'Église catholique et qui entraîner […] […] Lire la suite LES FEMMES SAVANTES, Molière Fiche de lecture Écrit par Christian BIET • 1 679 mots • 1 média Avant-dernière comédie de Molière 1622-1673 , Les Femmes savantes font écho aux Précieuses ridicules 1659 qui ont ouvert la carrière parisienne de l'auteur. Sur le même motif les femmes et leur volonté de prétendre au savoir et à l'art dans une société de salon, Molière est passé d'une pièce en un acte et en prose, fondée sur des types, faisant la satire de précieuses provinciales entichée […] […] Lire la suite
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